Louis Van Ginneken

Complot partout, logique nulle part ?

Conversation entre un étudiant en journalisme et un adepte des théories du complot.

Peu friand des théories complotistes, elles vivotaient pour moi dans un coin obscur d’Internet auquel je ne m’étais jamais franchement intéressé. Ce sont pourtant ces théories qui sont venues à moi, un jour où je travaillais en tant qu’étudiant dans une enseigne renommée de tartes. Entre deux clients et de but en blanc, ma collègue, que je venais de rencontrer, me demande si je connais « le Nouvel Ordre Mondial. » Déstabilisé par cette question inattendue et réfrénant un fou-rire, je lui réponds que j’en connais les grandes lignes. La voilà qui se met donc à m’expliquer comment des Illuminatis comme Madonna et Britney Spears contrôlent le monde. Elle le sait, elle a vu des vidéos sur Youtube qui l’expliquaient. Face à mon scepticisme, elle finit par décréter que c’est car je suis athée, que je ne crois pas en Satan et donc pas au Nouvel Ordre Mondial, j’en suis dès lors excusé. Logique.

Amusé par cette discussion des plus mystiques, je m’empresse d’en parler à mes colocataires et leurs invités, une fois rentré. « Y’a une folle qui m’a parlé de grand complot illuminati aujourd’hui au boulot !!! » ai-je dû dire, en m’attendant à une réaction amusée de leur part. Silence gêné. Un des invités de mon colocataire y croit lui aussi dur comme fer. Voici donc comment, en l’espace de six heures, j’ai été amené à réaliser que le complotisme n’était pas seulement l’apanage de quelques illuminés de la toile.

Déni, colère, marchandage, dépression et enfin acceptation sont les stades par lesquels je suis passé, les jours suivant ma triste désillusion. Et c’est lors de cette dernière phase que m’est finalement venue l’envie de discuter avec ces personnes. Loin de moi l’idée de dresser le sociotype réducteur du conspirationniste à partir de cas isolés mais plutôt celle de comprendre leur raisonnement, les mécanismes qui les amenaient à penser ainsi, en laissant tous mes a priori de côté. J’ai donc contacté cet ami d’ami et lui ai demandé d’en parler avec moi. Nous le rebaptiserons Blue Ivy, en hommage à la fille de Beyoncé et Jay-Z, Illuminatis notoires, et dont le nom correspondrait, une fois lu à l’envers, à celui de la fille de Satan : Eulb Yvi.

Louis : Explique moi ce que je dois savoir, c’est quoi les Illuminatis ?

Blue Ivy : « Illuminati » c’est un terme enfantin pour donner un côté rigolo, mais pour moi c’est plus complexe que ça. De mon point de vue y’a quelque chose qui existe, un ordre qui rassemblerait une poignée de personnes qui contrôlerait des grandes décisions mondiales, comme des guerres, des contrats (TAFTA, TTIP), etc. Ces décisions sont prises à un niveau très très haut, c’est pas Elio Di Rupo ou François Hollande. Ça peut se répandre à plein de niveaux différents, ça peut contrôler le business de la musique, des vêtements, etc. Le contrôle passe par l’argent. Cet argent a été créé par une poignée de personnes qui a voulu avoir du pouvoir. Pour moi, quand je parle de la théorie du complot, c’est qu’on nous manipule avec cet argent. Une banque participe à ce complot, les tout grands patrons des banques font partie de ce système et sont au courant des choses qui se trament. Ils jouent à Monopoly. C’est un peu le même délire que le Truman Show. On est dans une énorme bulle qui est dirigée [par une société secrète] et nous, on ne s’en rend pas compte.

J’suis pas un gars qui va commencer à stresser quand je vois un triangle dans la rue mais y’a des indices qui montrent qu’il se passe des trucs sans qu’on le sache, des décisions qui se prennent à grande échelle sans même que nos petits politiciens belges soient au courant. Y’a des familles qui ont des fortunes qui se comptent sur 13 générations et quand t’as autant d’argent, tu peux contrôler des milliers de trucs, j’en suis persuadé.

L : T’es persuadé que c’est une force tierce ? Y’a d’office un niveau au dessus, des gens qui contrôlent tout ça ?

B : Ouais et j’pense que dans ces gars, y’en a pas mal qui font partie d’assemblées de personnes assez connues, de tous milieux confondus, qui se rassemblent et font joujou avec des rituels satanistes. J’en suis sûr, j’ai des preuves. Mais c’est pas le cas de tous.

L : Tu penses que cette manipulation globale est mêlée à l’occulte ?

B : Ouais, très occulte même.

L : Tu peux développer ?

B : J’suis tombé sur pas mal d’infos, pas juste des p’tites meufs qui parlent sur Youtube mais sur des sites, ok un peu branlants, mais où y’avait des infos qui revenaient sur d’autres sites avec les mêmes personnes qui sont citées. Du coup, tu fais des liens, tu fais des recherches et tu croises les sources. Exemple : y’a des gens qui témoignent de réunions satanistes avec des personnalités haut placées qui égorgent une femme enceinte. J’me suis renseigné et t’as plusieurs personnes qui témoignent, sans forcément montrer leur visage, mais qui écrivent des articles. J’comprends qu’on soit sceptique et qu’on se dise que c’est impossible de faire ça, mais quand tu sais que c’est possible de commander des snuff-movies (vous ne voulez pas savoir ce que c’est, NDLR) sur le deep web et que des gars comme Hitler ont existé, j’me dis que d’office y’a des gars qui se rassemblent et qui égorgent des femmes. Après, ce qui est le plus dur à accepter c’est que c’est des gens connus, genre Richard Nixon, par exemple. Lui, il a été cité dans les témoignages. Je n’étais pas là, je n’étais pas dans la salle mais de par mes recherches, j’vois qu’il y a des manipulations occultes qui se trament.

Les sciences du complot

Il est clair que les liens de causalité faits entre des événements éloignés sont parfois douteux. Cependant, l’approche qu’empreinte le conspirationnisme ne l’est pas tant que ça. Tout au long de notre interview, mon interlocuteur pointait du doigt des phénomènes tels que la mondialisation, le capitalisme ou encore les pressions de l’industrie musicale. Sa démarche est comparable à celle que l’on nous inculque lorsque, comme moi, on étudie le journalisme, c’est-à-dire qu’il prend l’habitude de questionner l’information et la recoupe.

« Le discours conspirationniste n’est pas tellement éloigné de la démarche scientifique », ajoute même Loïc Nicolas, chercheur en linguistique à l’ULB. La méthodologie complotiste répond en effet, comme la science, à ce que ce dernier appelle les injonctions de la modernité, à savoir, la pratique du doute, l’esprit critique et le principe d’autonomie. « Que font les complotistes ? Ils essayent de lire des signes dans la réalité sociale, ils forgent une théorie et mettent en relation cette théorie et les signes qu’ils lisent. Une démarche scientifique fonctionne de la même manière mais pour qu’elle soit vraiment scientifique elle doit essayer de falsifier les théories qu’elle produit. C’est-à-dire qu’on essaye de montrer dans quel cas la théorie pourrait se montrer fausse. La démarche conspirationniste, elle, procède de la même manière, mais au lieu d’essayer de se falsifier, elle suit une démarche de confirmation systématique ; c’est-à-dire que les complotistes essayent à tout prix de montrer dans quelle mesure elle est vraie. »

Entre plusieurs évènements distants les uns des autres, il est toujours possible de trouver des corrélations, telle est la logique consiprationniste. La théorie elle-même est sacralisée, tandis que les éléments l’appuyant sont sélectionnés de manière subjective et sont extrêmement malléables. Il est courant de voir certains faits modifiés ou écartés pour conserver la théorie initiale. « L’essentiel réside moins dans la solidité des arguments que dans leur nombre » écrivait Benoit Bréville, dans le Monde diplomatique. Le fait que le coupable est souvent trouvé d’avance facilite ce raisonnement causal. Se poser la question « à qui profite le crime », c’est en partie y répondre.

L : Tu consommes de l’info ? Tu suis les nouvelles ?

B : Non.

L : Par rapport à ces théories, tu te renseignes comment ?

B : Je consulte des infos physiques, des personnes qui ont vécu des choses ou se sont informées. Mon père est super informé, il va sur toutes sortes de sites, il est aussi journaliste à la base donc il a cette démarche de se renseigner à fond et pas juste aller sur Wikipédia. Mon père m’a beaucoup instruit sur tout ça, il m’a montré les faits et m’a amené à me faire ma propre opinion. Il a lu beaucoup de livres, y’a pas mal d’auteurs qui ont écrit sur le sujet. Après, j’ai rencontré des gens qui, comme moi, se sont renseignés. Quand je dis renseigner, je dis pas aller voir une vidéo à gauche ou à droite sur Youtube. Je vais sur plein de sites et pas forcément des sites d’infos comme le Monde ou l’Avenir, j’parle de trucs un peu plus occultes. Y’en a, 99% c’est n’importe quoi, mais y’a quand même 1% d’infos intéressantes (nouvelordremondial.cc, entre autres, NDLR). Sur ces sites, tu filtres et tu tombes sur des parties intéressantes. Tu vois des noms que t’as vus ailleurs et c’est comme ça que ça se construit, en « toile d’araignée. »

L : C’est quoi tes sources ?

B : Principalement des gens, des amis, des personnes que je croise, des amis à mon père, etc. Mes parents sont assez branchés là dedans et ils ont une pote qui étudie les “crop circles”, par exemple et qui a été “abducted” (comprendre ici : enlevée par des aliens, NDLR). J’ai rencontré des gens de tous les horizons.

L : Ton père, il est journaliste, vos croyances se ressemblent fort ?

B : Forcément, lui m’a intéressé à tout ça et tu lis des trucs à gauche à droite, sans consulter toujours la même source. Quand y’a des trucs qui m’intéressent, je cherche sur Google pour plus d’infos. Mon père fait pareil. Nos visions se rejoignent parce qu’il m’a montré que tout ça a du sens, en me montrant les liens qu’il pouvait y avoir entre les choses.

Une crise conjoncturelle

Sur internet, grouillent évidemment les théories complotistes de tous types. En quelques clics seulement, j’ai pu apprendre que l’ascension vers le succès de Nicki Minaj coïncidait avec la mort de son cousin. Un sacrifice satanique à n’en point douter. Pourquoi un tel bourgeonnement de sophismes absurdes ? Frédéric Lordon utilise le terme, lui aussi dans le Monde diplomatique, de dépossession. « Tel est peut-être le mot qui livre la meilleure entrée politique dans le fait social – et non pas psychique – du conspirationnisme. Car au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais s’en voit systématiquement refuser les moyens – accès à l’information, transparence des agendas politiques, débats publics approfondis (entendre : autre chose que les indigentes bouillies servies sous ce nom par les médias de masse), etc. », écrit-il.

Dès lors, la tendance à adhérer à ces théories serait le symptôme d’un sentiment d’exclusion plutôt qu’une pathologie intrinsèque à ceux qu’on considère trop vite comme illuminés. En suivant cette logique, il n’est pas tellement anodin de voir se former de telles justifications alambiquées. Elles seraient une façon de se réapproprier une participation au débat public qu’on aurait confisquée ou qu’on n’aurait simplement jamais offerte à une partie de la population.

Le fait qu’aucun critère sociologique précis ne permette de déterminer qu’un groupe social est plus enclin qu’un autre à adhérer à ces théories en serait la preuve. Par ailleurs, mobiliser ce type de raisonnement est un réflexe des plus communs, rappelle Loïc Nicolas. Le chercheur cite à titre d’exemple François Fillon, qui dispose d’un capital culturel, social et économique élevé mais qui a cependant évoqué à plusieurs reprises une conspiration visant à le discréditer. Dans ce cas comme dans d’autres, bien moins singuliers, « c’est reporter sur des autres une situation pénible qu’on est en train de vivre. Dans les cas d’échec scolaire, de rupture amoureuse, etc. on va essayer de trouver des explications. Et les explications les plus confortables sont celles qui repoussent et projettent la responsabilité sur d’autres que nous. Ce raisonnement n’est pas propre au conspirationniste. » Ce phénomène est par ailleurs appelé, en psychologie, l’erreur fondamentale d’attribution.

Si cette erreur fondamentale concerne tout un chacun, la machine complotiste est, elle, bien plus anecdotique. On aime relayer dans les médias qu’un jeune sur cinq adhérerait aux théories du complot. Cette soi-disant « adhésion » est pourtant difficilement quantifiable. L’emballement autour de ces croyances serait, selon Loïc Nicolas, plutôt le fruit d’un effet de loupe causé par ces médias et politiques qu’un réel problème sociétal. « Je pense qu’il y a un effet néfaste à leur donner tant d’importance dans le débat public. Il est beaucoup plus intéressant de transmettre des outils que de dire ce en quoi il ne faut pas croire. Le problème pour moi n’est pas l’adhésion mais le fait qu’on ne prépare pas les jeunes à se faire un réel esprit critique. »

L : Tu as une démarche qui est critique mais alors pourquoi est ce que tu consommes de l’info sur ces sites-là plutôt que sur des grands médias comme Le Monde, l’AFP, etc. ?

B : Ça j’avoue que c’est quelque chose que j’ai pas cherché à faire, j’ai tendance à préférer croire que ça existe que croire que ça n’existe pas. Ça je l’avoue. J’ai développé cette tendance ces dernières années à penser que tout est possible plutôt que penser que rien n’existe. Je préfère croire en tout et qu’on me prouve que ça n’existe pas, plutôt que de croire en rien et qu’on doive me prouver que ça existe.

Illustrations : Théodora Jacobs

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