04
Mar
2016

Après des mois d'enquête sur le trafic maritime des migrants, le reporter revient sur l'importance du journalisme d'investigation.

L'enquête sur les cargos de l'enfer est le fruit d'une collaboration entre plusieurs journalistes d'investigation européens.

Après des mois d'enquête sur le trafic maritime des migrants, le reporter revient sur l'importance du journalisme d'investigation.

04 Mar
2016

Frédéric Loore : “Le journalisme d’investigation est l’avenir de la presse”

Frédéric Loore fait partie de ces journalistes d’investigation qui poussent l’enquête jusque dans ses retranchements. Qui dénoncent. Après ses travaux sur les mains d’œuvres clandestines belges (“Belgique en sous-sol”), il s’attaque aux “cargos de l’enfer” qui ont, entre l’automne 2014 et l’hiver 2015, transporté illégalement plus de 6.000 migrants vers l’Europe.

Cette enquête de plusieurs articles, parue dans la Libre-Belgique les 1er (ici), 2 (ici et ici) et 3 mars (ici et ici), a été réalisée en collaboration avec Jean-Yves Tistaert, Delphine Reuter, Catalin Prisacariu, Giampaolo Musumeci, Safak Timur, Nikolia Apostolou, Hamoud Almahmoud & Nadia Alshiyyab.

Frédéric Loore

Frédéric Loore.

Frédéric Loore, votre enquête parue cette semaine dans la Libre-Belgique aborde sous un angle nouveau un des grands sujets d’actualité de ces derniers mois. Parler du “comment” plutôt que du “pourquoi”, c’était votre idée?

C’est une idée qui est venue de Jean-Yves Tistaert, qui est spécialiste de la traite des êtres humains. Il voulait comprendre qui était derrière ce trafic de grande ampleur. Entre l’automne 2014 et le printemps 2015, il y a eu une déferlante de cargos qui ont amené des migrants par centaines sur les côtes italiennes. Je ne parle pas de toutes ces petites embarcations que l’on voit maintenant, avec quelques dizaines de réfugiés, mais de cargos de cent mètres de long qui transportent plus de 600 personnes. Ça ne s’improvise pas ! Au-delà du processus de passe dont on parle beaucoup dans les médias, nous avons voulu faire une enquête plus approfondie, pour comprendre qui est derrière tout ça, quelles sont les structures. Il était clair qu’il y avait une organisation puissante, on ne fait pas traverser toute la Méditerranée à des milliers de personnes comme ça.

Cette enquête témoigne d’un travail monumental. Comment se met en place une investigation d’une telle envergure?

Le travail en équipe est évidemment très important, surtout qu’on ne pouvait pas investiguer uniquement de la Belgique, puisque ces cargos partent majoritairement de Turquie vers l’Italie et la Grèce. Delphine Reuter, (coordinatrice des formations en journalisme de l’IHECS Academy, NDLR) a alors décidé de constituer une équipe et de rentrer un projet de bourse au Fonds européen pour le journalisme. Elle a pris contact avec différents journalistes des pays concernés par cette enquête. On a tous décidé de faire un pot commun avec toutes nos connaissances et nos informations sur le sujet, qui étaient bien plus conséquentes ensemble.

TRAFIC

Une fois la bourse obtenue, il y a eu six mois de travail. Des recherches, des collectes de documents et de rapports, et de rassemblement de sources. Notre idée de départ n’était pas de faire un reportage d’immersion mais plutôt une enquête. Suivre ces cargos et les réfugiés embarqués, les médias l’ont déjà beaucoup fait. On voulait aller plus loin, aller voir derrière le rideau les ramifications de cette organisation complexe où tout le monde se rejetait la balle et où personne n’était soi-disant au courant de la présence de ces migrants dans les cales des cargos. Parce que finalement, on savait comment ça marche, mais on ne savait pas qui organisait tout ce trafic. C’est ce qui fait l’originalité du sujet.

Le tri et la sélection d’informations est encore plus indispensable que dans les formats classiques. Comment s’y prend-on?

Il faut savoir où on va et pourquoi. Accepter qu’il y a des tonnes d’informations qu’on ne pourra pas utiliser car il faut être concis et clair surtout. Pour cette enquête, par exemple, nous avions identifié 17 de ces cargos de l’enfer. Travailler sur autant de matière était impossible, nous avons donc concentré nos investigations sur deux.

Mais la difficulté de cette enquête a surtout été de comprendre et de remonter les ramifications de ces compagnies maritimes, avec ses offshores, ses paradis fiscaux et qui fait quoi. Entre le propriétaire du bateau, la compagnie qui l’emploie, les prestataires de services, l’entreprise qui les affrètent, les directeurs de ports, les autorités maritimes et j’en passe, il y a de quoi s’y perdre. Tout le monde fait partie du processus mais, soi-disant, personne ne sait rien de ce que les autres font, donc ils se rejettent tous la balle. Il a fallu comprendre la complexité du système avant de remonter jusqu’à la source et de comprendre qui était impliqué, à quel degré et pourquoi.

La seconde difficulté, et non des moindres, a été de décider comment raconter cette histoire. En six mois de boulot, on se retrouve avec un tas d’informations phénoménal et très complexe. Toute cette information que l’on traite, il faut l’expliquer. On ne la balance pas comme ça dans les médias. Il faut intéresser les gens sans les perdre.

Ce genre d’enquête très risquée et très touchy, ça ferme des portes, non ? Le travail sous couverture est nécessaire ?

Cela dépend. Évidemment, il y a toujours des moments où il faut avancer masqué pour obtenir les informations. Par contre, une fois que nous avons eu fini notre enquête, nous avons contacté tous les gens mis en cause pour leur offrir un droit de réponse.

“Dans toutes les enquêtes que j’ai menées, j’ai toujours eu cette volonté d’aller au-delà de l’information, de permettre aux gens de comprendre une réalité, pour se positionner en tant que citoyens et jouer un rôle dans le processus de changement”

Le journalisme d’investigation coûte cher et se raréfie. Pourtant, vous persistez dans cette voie. Par volonté de dénoncer, au delà du devoir d’information ?

Dans le journalisme d’investigation, il y a clairement une dimension dénonciatrice. En tant que journaliste d’enquête, on veut forcément changer les choses, mettre le doigt sur des problèmes pour pousser qui de droit à réformer le système. Après, chacun doit faire son boulot.

Dans toutes les enquêtes que j’ai menées, j’ai toujours eu cette volonté d’aller au-delà de l’information, de permettre aux gens de comprendre une réalité, pour se positionner en tant que citoyens et jouer un rôle dans le processus de changement. Ce qui est positif dans ce genre d’enquête, c’est que l’on est souvent sollicité après par des parlementaires ou des institutions qui relaient l’information et les contacts. C’est une façon d’alerter, d’assurer un suivi. Je ne suis pas du tout dans l’optique de me dire que j’ai fait mon boulot et que je me lave les mains. Mais on n’est jamais que journaliste.

Le journalisme actuel est dans l’instantanéité. L’enquête d’investigation au long cours telle que vous la menez n’est-elle pas révolue ?

Au contraire, pour moi, c’est l’avenir du journalisme. Du journalisme en général, mais encore plus de la presse écrite. A partir du moment où on est de plus en plus dans l’instantanéité, où on est noyé dans le flux d’informations, on a besoin de repères. L’aire du numérique et la multiplicité des canaux d’information noient le citoyen, qui a de moins en moins confiance envers les grands médias institutionnalisés, à tort ou à raison. Il a besoin d’analyses et, surtout, de valeur ajoutée. Le numérique n’empêche pas cela, il peut au contraire le servir ! Mais pour moi, il est clair que le journalisme de temps long est à réhabiliter pour que la presse prospère. En tout cas, la demande est là, et les alternatives à la presse traditionnelle (comme les mooks ou les magazines d’enquêtes télé ou écrits) rencontrent beaucoup de succès. Ce n’est pas anodin. C’est, selon moi, de cette façon que les journalistes pourront retisser des liens avec les citoyens.

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One Response to “Frédéric Loore : “Le journalisme d’investigation est l’avenir de la presse””

  1. bourgeoisbeyer@gmail.com' Bourgeois François dit :

    Bonsoir,
    J’aimerais pouvoir contacter un journaliste d’investigation concernant la libéralisation du transport de personne en Belgique et et expliquer après neuf année de recherche ce que j’ai découvert à propos de la srwrt tec et la société Kéolis afin de pouvoir garder le monopole du service puiblic en région wallonne

    Bien à vous

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