19
Juin
2016

Olivier Bailly, journaliste belge indépendant, et son confrère russe Mika Velikovskiy évoquent avec recul les difficultés de la presse d'investigation.

Olivier Bailly, journaliste belge indépendant, et son confrère russe Mika Velikovskiy évoquent avec recul les difficultés de la presse d'investigation.

19 Juin
2016

Presse d’investigation, sens, dessus et dessous

Début avril, l’affaire des Panama Papers, fuite d’informations relatives aux sociétés offshore de la société Mossack Fonseca, a provoqué un véritable raz-de-marée médiatique qui fait encore des vagues aujourd’hui. En pointe, les journalistes d’investigation ont épluché les tonnes de données délivrées par un anonyme. À l’heure où cette méthode connaît son heure de gloire, qu’en est-il réellement de sa pratique ? Focus sur la presse d’investigation au travers de deux exemples, l’un belge et l’autre russe. 

Dernier bon coup de la presse d’investigation, l’affaire dite des Panama Papers : les révélations quotidiennes qui affluent depuis plusieurs semaines maintenant, résultent du traitement minutieux d’une masse monstrueuse de documents cryptés. Dévoilée par une source anonyme, elle fait preuve d’une subtile et gigantesque manipulation fiscale orchestrée par la firme panaméenne Mossack Fonseca pour le compte d’un large panel de clients. Milliardaires, chefs d’États ou leurs proches, sportifs de renom, membres du crime organisé… Cette affaire éclabousse de tous côtés. Premier bénéficiaire de l’exclusivité, le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung a partagé le fardeau avec l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), amorçant un regroupement de plus de 400 journalistes répartis dans plus d’une centaine de rédactions.

Cet épisode, inédit dans l’histoire de la presse d’investigation, permet de braquer les projecteurs sur l’aspect le plus noble de la profession. Des journalistes chevronnés, fidèles à la déontologie, alertés par des informateurs sibyllins. Mais quel est réellement le ressenti de ces « héros de l’information » qui vivent la profession jour après jour, avec ses mécanismes si particuliers, ses conditions et ses questions quant à l’avenir ? Pour lever le voile sur la discipline, Olivier Bailly, journaliste belge indépendant, et son confrère russe Mika Velikovskiy évoquent avec recul ce secteur frappé d’une profonde mutation et en proie aux pressions multiples. L’occasion aussi de poser un parallèle entre deux presses évoluant dans des univers antinomiques.

À quitte ou double

Longs formats, recherches fastidieuses et approfondies sur le long terme, remises en question… La règle d’or pour le journaliste d’investigation est de prendre le temps. Le temps d’approcher, de nouer des liens particuliers avec les sources les plus utiles, mais surtout laisser place à la nuance et à la confrontation des propos. Partant du postulat que n’importe quel sujet sociétal peut justifier une enquête, l’étendue des possibilités est illimité. La particularité réside ici dans la divulgation, avec la plus grande exactitude possible d’une information méconnue du grand public.

« Le propre de l’investigation est de sortir des affaires que personne ne connaît. C’est la dimension à la fois exaltante et difficile du métier », avance Olivier Bailly. Frénésie et stress s’enchevêtrent au rythme de l’avancée de l’étude. Se poser en détenteur d’un scoop susceptible d’ébranler le système ou tout du moins de le mettre en doute ne suffit pas au journaliste d’investigation : “Il n’y a rien ni personne capable de corroborer notre propos”, poursuit M. Bailly, amené lui-même à s’immerger pour le bien d’une précédente enquête. “Rien ne m’assure qu’il n’y a qu’une seule façon d’appréhender un dossier ou que j’en ai une connaissance approfondie avant publication. » C’est quitte ou double.

Olivier Bailly, journaliste d'investigation

Olivier Bailly : “Le propre du journalisme d’investigation est de sortir des affaires que personne ne connait.”

L’amorce d’une investigation, moment où le journaliste se retrouve noyé dans un flot de données disponibles, relève, dans le meilleur des cas, d’un déclic lié à un informateur. « Au début, il n’y a personne à qui s’adresser. Petit-à-petit, via le bouche-à-oreille, les gens apprennent que vous vous intéressez au sujet et font un pas vers vous. C’est au rythme des liens qui se tissent que tombent les informations. Malheureusement, il n’y a pas toujours de fuite, ce qui nous complique un peu plus la tâche ! » poursuit-il.

Son homologue russe, Mika Velikovskiy, pointe lui l’existence de deux types d’investigation. L’enquête traditionnelle ou de terrain via les rencontres avec différents acteurs mais aussi, comme les Panama Papers ou le scandale Wikileaks avant lui, l’investigation de bureau (ou desk journalism) où “l’on peut rester chez soi ou au bureau pour entreprendre des recherches de type data.

Se heurter aux obstacles de la profession

315 journalistes ont été tués ces vingt dernières années en Russie, 205 depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Certains de ces meurtres planifiés sont devenus célèbres tels que celui d’Anna Politkovskaïa en 2006, une journaliste d’investigation travaillant pour le compte de Novaya Gazeta, presse d’opposition la plus reconnue et particulièrement visée par le gouvernement. À l’instar de la Novaya Gazeta, les médias d’opposition russes clairement revendiqués sont les plus aux prises avec la menace sérieuse. Mika Velikovskiy évoque des pressions plus douces sur les rédactions plus politiquement correctes, semblables à celles pratiquées dans les pays occidentaux. En témoigne Olivier Bailly, lequel s’est déjà vu notifier quelques désaccords de hauts placés par téléphone. “En Belgique, je n’ai entendu parler que de pressions économiques”, compare-t-il. “Une personne peut se considérer comme victime d’une fausse information et peut vous traîner en justice. Et c’est clairement de l’intimidation pour le journaliste à partir du moment où la sanction ressemble par définition à une épée de Damoclès de plusieurs millions d’euros.

Un exemple notable, de ce que les acteurs de la presse belge peuvent qualifier de censure, est bien entendu celui du trimestriel d’investigation Médor, dont Olivier Bailly est lui-même un des cofondateurs. Juste avant la publication du premier numéro du magazine, fin 2015, la compagnie pharmaceutique Mithra décide de porter plainte auprès du tribunal de première instance pour la non-diffusion d’un papier l’invectivant à juste titre. Une décision rare provoquant colère et indignation des collaborateurs et de l’Association des journalistes professionnels (AJP). Après révision par la justice, la publication du numéro interviendra finalement deux semaines plus tard.

L’intéressé en convient toutefois, “il n’y a pas de commune mesure entre la Belgique et la Russie à propos de la presse d’investigation”.

Mika Velikovskiy journaliste d'investigation russe

Mika Velikovskiy : “En Russie, ils essayent par tous les moyens d’unifier l’opinion publique.”

Si Belgique et Russie présentent des conditions aux antipodes, c’est aussi que le propre du pays des tsars réside dans une législation flexible et parfois non établie. « La loi est tellement vague que si quelqu’un doit être stoppé dans ses démarches, les autorités trouveront quelque chose à lui mettre sur le dos », souligne Mika Velikovskiy.

Autre obstacle, ce qu’Olivier Bailly nomme « la force des liens faibles ». Autrement dit, les cas de collusion entre dirigeants politiques et médiatiques qui se connaissent voire s’apprécient mutuellement. « La confusion des genres est dangereuse pour le journalisme de qualité. » Et de prendre l’exemple du quotidien La Libre Belgique. « Le journal est détenu par IPM. L’entreprise qui se diversifie depuis quelques temps, notamment dans le domaine des paris sportifs avec la société BetFirst, société dont le chiffre d’affaires commence à dépasser celui des journaux eux-mêmes. Il sera donc impossible d’y trouver des articles ou des papiers critiques sur les paris sportifs. »

À ce titre, Mika Velikovskiy se remémore une expérience personnelle. Alors qu’il évoquait le cas de Wikileaks en Russie, plusieurs hommes l’ont alors alpagué. “Ils m’ont dit, alors que je passais sur antenne, que mes analyses étaient de la merde (sic), que j’étais contre la Russie. Ici, quand vous essayez de faire quelque chose que les autorités ne contrôlent pas, vous êtes vu comme un ennemi, voire un allié des Américains ou des Chinois. Ils essayent par tous les moyens d’unifier l’opinion publique.” 

« Nous ne sommes pas des cow-boys »

Mettre en lumière des pratiques douteuses, dénoncer les manipulations politiques et économiques… Ce sont les fondamentaux du journalisme d’investigation qui sont souvent mis à mal par des considérations économiques ou politiques.

L’investigation suppose pourtant le droit d’agiter le drapeau de la Vérité. En Belgique, le premier article du Code de déontologie journalistique énonce la recherche de vérité dès lors que le fait traité présente un intérêt public. L’enquêteur est dès lors dédouané des possibles retombées négatives post-publication. « Il ne doit de toute manière pas s’en soucier », abonde Olivier Bailly. « Je m’en fous d’eux », appuie Mika. Mais alors, la recherche de la vérité à n’importe quel prix ? Le Belge nuance : « Nous ne sommes pas des cowboys, nous agissons dans un cadre déontologique. Rien n’autorise le journaliste à transgresser la loi. Tous les moyens ne se justifient pas. » Une opinion que ne partage pas de son côté Mika Velikovskiy : « Un chiffre est éloquent en Russie. Dès lors que vous êtes convoqué au tribunal pour quelque raison que ce soit, vos chances d’être acquitté s’élèvent à 0,3%. Tout compte fait, oui, si je dois le faire, je le fais. »

Quel avenir pour la presse d’investigation ?

« En Russie, cette question revêt un aspect philosophique », insiste Mika. Comment mettre l’investigation en pratique au quotidien reste la principale préoccupation. Loin des clichés occidentaux, Russie et journalisme ne sont pas incompatibles. « Il existe toujours des médias qui relaient ces pressions justement.” Avant d’ajouter un brin pessimiste : “Ceci dit, nous n’allons pas dans la bonne direction. Les vrais journaux indépendants se comptent sur les doigts d’une main.”

Universelle est quant à elle la crise financière qui frappe le secteur et le lot de réformes qui l’accompagnent. “C’est un fait, le modèle économique surtout pour le papier ne tient plus la route”, confirme Olivier Bailly, “mais je crois que cela ouvre la voie à de nouvelles brèches salvatrices.” Devant l’ampleur des dégâts, des rédactions émergentes renouent avec les fondamentaux. Là où certains raffolent de clics en ligne, d’autres reviennent au deep journalism. C’est le cas par exemple de XXI ou de Mediapart en France. Deux visions qui s’opposent, pour un constat implacable : le monde aura toujours besoin d’informations fiables.

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